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Avez-vous des produits issus de l'esclavage dans votre placard ?

Plusieurs entreprises européennes collaborent avec des sous-traitants à l'étranger qui asservissent, menacent et battent leurs travailleurs.

Article rédigé par Kocila Makdeche
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Un migrant cambodgien travaillant sur un bateau de pêche thaïlandais, le 25 février 2010. (NICOLAS ASFOURI / AFP)

35,8 millions : c'est le nombre de personnes réduites en esclavage dans le monde en 2014, d'après un rapport annuel de l'ONG Walk Free, publié lundi 17 novembre. Par "esclavage", l'étude entend principalement le trafic d'êtres humains et le travail forcé. Ce dernier est défini par l'Organisation internationale du travail comme "tout travail ou service exigé d'un individu sous la menace d'une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s'est pas offert de plein gré".

L'agence des Nations unies estime à 150 millions de dollars par an les bénéfices de ces exploitations illégales. En Thaïlande, en République démocratique du Congo ou en Chine, des pans entiers de l'industrie reposent sur l'exploitation d'hommes, de femmes ou d'enfants. Certains de ces produits sont destinés à l'exportation, notamment vers l'Europe. Francetv info recense cinq biens de consommation courants parfois issus de l'esclavage.

1Les crevettes de votre salade, issues d'élevages thaïlandais

Sur les bateaux qui pêchent des poissons pour nourrir les élevages de crevettes, ou dans les usines de décorticage, de nombreux travailleurs de l'industrie de la crevette sont réduits à l'esclavage. "Salaires non payés, confiscation de documents d'identité, restriction de mouvement, abus sexuels, physiques et psychologiques", le rapport de Walk Free soulignes les conditions inhumaines dans lesquelles travaillent ces personnes, souvent en situation irrégulière. Selon une enquête de l'ONG britannique Environmental justice foundation, publiée en 2013, près d'un tiers du secteur repose sur des migrants amenés illégalement de Birmanie, du Cambodge ou du Laos.

Avec 500 tonnes exportées chaque année, la Thaïlande est le premier exportateur mondial de crevettes, rappelle Le Figaro. Une enquête du Guardian (en anglais), publiée en juin 2014, montre que beaucoup de crevettes vendues par les distributeurs européens proviennent de ce réseau d'esclavage. Plusieurs entreprises européennes, comme Carrefour, se fournissent auprès de l'entreprise thaïlandaise CP Foods, qui elle-même nourrit ses élevages de crevettes avec des poissons pêchés par des bateaux esclavagistes. Interrogé en juin par Europe 1, Carrefour a affirmé qu'il allait "suspendre immédiatement ses achats directs ou indirects auprès de cette entreprise jusqu'à ce que la lumière soit faite".

2Votre téléphone portable, dont les composants sont extraits des mines de République démocratique du Congo

Votre téléphone portable fonctionne grâce à un tas de composés électroniques, façonnés grâce à différents minerais. Parmi eux, le tantale, un métal rare qui permet de sauvegarder nos données quand le téléphone s'éteint. Et 80% des réserves mondiales de ce minerai sont concentrées en République démocratique du Congo. Ces gisements sont "principalement contrôlés par les groupes rebelles", indique le rapport de Walk Free, notamment dans la région du Nord-Kivu, en proie à la guerre depuis plusieurs décennies.

Ces groupes armés "menacent les hommes et les enfants et les forcent à travailler dans les mines pour extraire le minerai", explique le rapport de l'ONG Walk Free. Les journalistes de "Cash Investigation", sur France 2, sont allés filmer les conditions déplorables dans lesquelles travaillent les mineurs.

Un travailleur congolais dans une mine de tantale du Nord-Kivu (République démocratique du Congo), le 12 avril 2010.  (EMMANUEL PEUCHOT / AFP)

"Les puits sont creusés dans le sol, sans aucune mesure de sécurité, les éboulements causent la mort de cinq mineurs par mois en moyenne, ensevelis vivants", raconte l'un d'eux au Plus. Les journalistes ont remonté la filière jusqu'à plusieurs fabricants de téléphones portables. "Nous prenons vos allégations très au sérieux, a répondu dans un e-mail Nokia, qui fait partie des entreprises ciblées par l'enquête de France 2. Même si nous n'achetons pas directement du tantale et des minerais, nous nous engageons à travailler avec des fournisseurs responsables." 

3Votre plaquette de chocolat, issue des exploitations de cacao en Côte d'Ivoire

Le rapport de Walk Free relève l'existence de trafics d'enfants dans l'industrie du cacao en Côte d'Ivoire. Avec ses larges forêts de cacaoyers, le pays produit à lui seul 40% du cacao mondial. La récolte des fèves, à la base de la production de chocolat, repose en grande partie sur le travail d'enfants réduits en esclavage.

Le Département d'Etat américain estime que plus de 100 000 enfants travaillent dans "les pires conditions possibles". Parmi eux, au moins 10 000 enfants seraient victimes d'un réseau de trafic d'êtres humains. Selon l'étude de l'agence américaine, 59% de ces enfants ont été amenés du Burkina Faso voisin. D'autres viennent du Mali et de pays frontaliers.

Le journaliste danois Miki Mistrati dénonce une première fois cette exploitation en 2010, dans son documentaire La face cachée du chocolat, diffusé sur Arte. Il y incrimine directement les géants du secteur comme le Suisse Nestlé ou l'Américain Kraft, à qui sont destinés les récoltes de fèves. Après la diffusion, les industriels s'engagent à faire la transparence sur la situation et à construire des écoles dans les zones d'exploitation.

Trois ans plus tard, le journaliste se lance dans un nouveau documentaire (Le goût amer du chocolat) pour s'assurer que les engagements des firmes sont bien tenus. Et il découvre que nombre d'enfants sont toujours exploités. "Ce que vous nous montrez là prouve que les conditions de travail ne sont ni ce qu'elles devraient être ni ce qu'on pensait qu'elles étaient", a répondu au journaliste le vice-président de Nestlé.


Le goût amer du chocolat - extrait by Telerama_BA

4Vos écouteurs ou les composants de votre lave-linge, fabriqués par des prisonniers chinois

Le rapport de Walk Free relève l'existence de "prisons noires" en Chine. Dans ces établissements, les détenus sont enfermés "sans procédure judiciaire régulière et forcés de travailler", notamment dans des manufactures de matériels et de composants électroniques. Si la Chine ne nie pas avoir recours au travail forcé dans ses prisons, elle cache secrètement les destinataires des productions.

L'année dernière, le quotidien australien Financial Review (article en anglais) a révélé que les écouteurs distribués par plusieurs compagnies aériennes, dont Qantas et Emirates, étaient produits dans la prison chinoise de Dongguan. Le journal s'appuie sur le témoignage de deux détenus récemment libérés, dont un Néo-Zélandais, Danny Cancian, qui affirme avoir aussi fabriqué des composants électroniques pour appareils électroménagers.

"C'est un environnement cruel. Vous vous réveillez tous les matins en vous demandant si vous allez survivre à la journée qui s'annonce", explique-t-il au journal. Payées 8 yuans par mois (1 euro), les personnes incarcérées travaillent plus de 70 heures par semaine. En cas d'objectif de production non rempli, les prisonniers sont "amenés à l'extérieur et violenté à coups de Taser'", raconte le Néo-Zélandais, qui a passé quatre années dans ce centre après une condamnation pour homicide involontaire.

"Qantas est préoccupée des déclarations apparues dans les médias de ce jour et nous avons suspendu nos contrats actuels de fournitures, jusqu'à ce que l'enquête soit menée", a indiqué la compagnie australienne dans un communiqué après la publication de l'enquête. Contacté par le journal, Emirates a affirmé qu'il n'existait "aucune preuve de pratiques non-éthiques dans la fabrication des écouteurs". 

5Le diamant que vous portez autour du cou, extrait des mines d'Angola

"En Angola et en RDC (...), adultes et enfants sont forcés de travailler dans de dangereuses mines", affirme le rapport de Walk Free. Pour obtenir des prix toujours plus bas, des "chasseurs de diamants" négocient le tarif des pierres précieuses de façon "informelle", directement auprès des entreprises d'extraction, comme l'explique cette enquête du journal suisse Le Temps, disponible gratuitement sur le site du Monde

En 2004, un rapport financé par le gouvernement canadien dénonçait la vie de "semi-esclavage" des mineurs artisanaux en Angola, brutalisés par les vigiles des compagnies de diamants. Dans un article, l'activiste Rafael Marques rapporte que les mineurs, "souvent clandestins", sont fouettés, frappés, battus à coups de manche de pelle et forcés à danser nus. Il en est de même en République démocratique du Congo, où les mineurs sont asservis en raison de dettes, explique un autre rapport de Communities and small-scale mining, une organisation issue de la Banque mondiale. Souvent clandestins, ils ont dû s'endetter auprès des sociétés locales pour acheter matériel et nourriture et sont contraints de travailler pour retrouver leur liberté. 

Etablir un lien entre les sociétés minières esclavagistes et les grands joailliers européens relève de l'impossible. Mais certaines personnalités mettent en lumière des connexions douteuses. Selon Le Temps, Ehud Laniado, le patron de la société belge Omega Diamonds, est aussi l'un des principaux actionnaires d'Ascorp, la société angolaise qui emploie les vigiles qui asservissent les mineurs. Le journal a tenté de joindre l'entreprise, en vain. "De façon révélatrice, l'entreprise ne possède ni site internet, ni contact identifiable où que ce soit en Europe", explique le quotidien. 

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