Virginie Vulic, enseignante et directrice de l'école unique de Blauvac (Vaucluse), dans sa classe, le 7 février 2019. (AURIANE GUERITHAULT / FRANCEINFO)
GRAND FORMAT. A la rencontre de Virginie, une enseignante qui se démène dans une école à classe unique du Vaucluse
Vous tournez à gauche au lavoir et c'est un peu plus haut." Un dernier effort avant d'atteindre la petite école de Blauvac (Vaucluse), où Virginie Vulic, 57 ans, enseigne depuis maintenant douze années. Cette professeure des écoles de classe unique compose au quotidien avec 21 élèves, allant de la grande section de maternelle au CM2. L’école se trouve dans le hameau de Saint-Estève, qui appartient à la commune de Blauvac, où vivent un peu plus de 500 habitants. La plupart des parents travaillent à des dizaines de kilomètres de là. Chaque matin, ils déposent leurs enfants à la garderie de l'école entre 8 et 9 heures. Comme à Blauvac, une école en milieu rural sur six fonctionne sur le système de classe unique. Comment enseigne-t-on, seule, dans un établissement isolé ? Pendant deux jours, nous avons suivi le quotidien de Virginie Vulic.
Virginie Vulic face à ses 21 élèves dans la classe unique de Blauvac (Vaucluse), le 7 février 2019. (AURIANE GUERITHAULT / FRANCEINFO)
Une matinée chronométrée
Il est un peu moins de 9 heures, en ce jeudi matin de février, et Virginie fait le pied de grue à côté du portail qui donne accès à l'école. Les enfants arrivent un à un avec leurs parents. Le tutoiement est de rigueur avec la maîtresse et les relations se font presque amicales. Devant l'école de Blauvac, tout le monde se connaît. Le rituel matinal est bien rodé : les enfants se mettent en rangs, des plus petits aux plus grands ; deux élèves sont missionnés pour compter ceux qui mangeront tout à l'heure à la cantine. Puis ils se mettent en rangs, deux par deux. Devant la file, Virginie demande le silence. Ses yeux bleus perçants fixent les élèves, ses deux mains sont figées en l'air, en suspension. "OK, c'est parti !" Le marathon est lancé.
"En arrivant ici je me disais 'j'ai six niveaux à gérer, je devrais être payée six fois plus'", plaisante Virginie. En tout cas, il faut bien six fois plus d'énergie pour s'occuper d'une classe unique avec six niveaux. Les élèves s'empressent de faire la queue devant le bureau de l'enseignante, à peine installée sur sa chaise, pour emprunter les livres de la bibliothèque commune à la classe. Virginie disparaît derrière les têtes qui s'agglutinent et les mains qui s'accrochent aux bords du bureau. Patiente, elle prend le temps de noter les références de chacun. En douze ans d'expérience, elle a appris à organiser ses journées de manière précise. "Je fais ça le matin parce que le soir j'ai peur qu'on n'ait pas le temps ou que j'oublie", explique-t-elle en se dirigeant vers les CP.
La maîtresse slalome entre les tables des élèves regroupés par niveaux : "A droite au fond de la classe, il y a les CP-CE1 ; à côté les CE2, qui sont dos aux CM, et puis les maternelles qui sont avec Malorie à l'entrée de la classe." La présence de Malorie, une agente territoriale spécialisée (Atsem) qui l'accompagne depuis 2014, lui permet de gérer plus sereinement la classe. Tout est réglé comme un orchestre. Chaque niveau a son tableau et le programme de la semaine y est affiché sur une feuille. "Comme je ne peux pas être présente partout au même moment, ils savent ce qu'ils doivent faire comme exercices et je viens les voir s'il y a des problèmes", explique Virginie, qui prépare ses plannings chaque semaine. Ce planning, qu'elle connaît par cœur, lui permet de jongler entre les mathématiques, le français, la géographie ou encore la poésie.
Pour demander le silence, les élèves lèvent le poing comme pour enfermer les mots dans leur paume. Une règle instaurée par Virginie pour avoir le calme. (AURIANE GUERITHAULT / FRANCEINFO)
Mais cela n'empêche pas la professeure des écoles de mélanger parfois les programmes des différents niveaux. "Une fois, j'expliquais les multiplications à deux chiffres aux CE2 et ils ne comprenaient pas... J'avais sauté une étape. J'étais persuadée qu'on avait déjà vu ce point ensemble. En réalité, je l'avais fait avec les CM2", raconte-t-elle, en surveillant les élèves d'un œil, toujours à l'affût d'un appel à l'aide. Difficile pour l'enseignante de rester en place. "C'est pour ça que je ne mets jamais de robe ou de jupe", confie-t-elle, stylo rouge bien accroché à la poche arrière de son jean, en s'élançant vers les CM2 en plein apprentissage des unités de mesure.
Avec 21 élèves, âgés de 5 à 10 ans, le bruit a vite fait d'envahir la pièce. Alors qu'elle règle un problème de planning avec un CM2, un CE1 l'interpelle : "Maîtresse, on peut faire l'exercice suivant ?" Le reste de la classe se déconcentre. Immédiatement, des petits poings fermés se lèvent du côté des CE2. Virginie a instauré cette règle lorsque le volume sonore s'élève un peu trop. Et quand la méthode ne fonctionne pas, elle utilise son arme ultime gardée sur le bureau : une cloche en fer pour faire revenir le silence.
Une fois les exercices terminés, les élèves viennent déposer leurs cahiers pour obtenir une correction personnalisée. Il est 10 heures et c'est la queue devant le bureau de Virginie. "On attend parfois longtemps, alors on essaie de négocier avec celui qui est devant pour passer avant", explique Anouk, élève de CE2. La maîtresse, qui s'asseoit pour la première fois de la matinée, les corrige un par un, tous niveaux confondus, en privilégiant toujours les petits car "ça va plus vite". Pas de sonnerie pour signaler l'heure de la récréation, une demi-heure plus tard. Les élèves de maternelle sont les premiers à sortir dans la cour, sous l'œil de Malorie. C'est le signal pour les plus grands : ils pourront bientôt aller s'amuser.
Virginie assiste aux cours de sport dispensés par un intervenant extérieur qui vient une heure et demie par semaine. (AURIANE GUERITHAULT / FRANCEINFO)
Une pause déjeuner pour souffler un peu
Midi. Les enfants prennent le chemin de la cantine avec Malorie, dans une salle qui sert de réfectoire. "J'ai encore quelques cahiers à corriger pour les maternelles et après je file", explique Virginie, concentrée. L'enseignante aime passer la pause déjeuner loin de l'école et de ses élèves. Tous les midis, elle rentre manger avec son mari qui travaille non loin de là, dans une carrière de sable. "C'est mon petit luxe", confesse-t-elle, en s'installant dans sa voiture. Lunettes de soleil sur le nez, un dernier signe de la main aux enfants et elle s'éclipse. Dix minutes la séparent de son domicile. Après quelques virages sur les airs rock des Black Keys, au bout d'un chemin de terre bordé de pins, on découvre l'imposant mas provençal planté au milieu des champs de vignes.
Virginie et son mari ont retapé d'anciennes étables pour s'installer au pied du mont Ventoux. Pas de voisins autour, juste un vaste terrain rempli d'arbres, de plantes et, elle l'espère, de fleurs cet été. "Voilà mon cadre de vie. C'est plutôt agréable, non ?", lance-t-elle en ouvrant les larges portes bleues qui donnent accès à la cour intérieure de la maison où trône un olivier. Ce jour-là, son mari est absent, mais Virginie compte bien profiter de cette coupure pour "souffler". Revenue de son intense matinée au milieu des enfants, elle file aux toilettes, manteau encore sur les épaules. "Je n'ai pas le temps d'y aller à l'école", glisse-t-elle, avant de disparaître.
Pas question de se plaindre pour autant. "J'ai toujours voulu faire ça, depuis toute petite", souligne Virginie, pourtant devenue "institutrice" sur le tard. Ce n'est qu'à 38 ans, après avoir travaillé dans le secteur bancaire, qu'elle se décide à passer le concours. Elle le réussit du premier coup. Après des remplacements dans des classes à double niveau, elle remplit des vœux d'affectation pour changer d'école. C'est son dernier choix qui tombe : direction la classe unique de Beaumont-du-Ventoux, dans le Vaucluse.
Quand on est jeune enseignant, ce sont les classes que personne ne veut. Mais on ne peut pas refuser les affectations.
Virginie Vulic
Importante charge de travail, sentiment d'isolement, manque de considération… Aux yeux de certains, la classe unique semble en effet trop compliquée à gérer. Nombre d'entre elles sont d'ailleurs menacées par la politique de regroupement au sein de l'Education nationale. Il faut parfois la mobilisation des parents d'élèves pour tenter de sauver ces classes qui évitent aux enfants de faire des kilomètres pour apprendre.
L'école de Blauvac, où enseigne désormais Virginie, a failli connaître ce sort en 1995. C'était sans compter l'implication de Max Raspail, le maire de la commune. Avec son franc-parler, il a convaincu des propriétaires de terrains et de maisons de privilégier l'installation de jeunes couples, susceptibles d'avoir des enfants. L'élu s'est battu pour le maintien de l'école. Et depuis douze ans, il peut compter sur Virginie pour tenir la baraque. La professeure des écoles y a atterri en 2006, après avoir pris goût à la classe unique. Etre à la tête d'une famille nombreuse recomposée (elle a eu cinq enfants, son mari en a trois) l'a sans doute aidée à appréhender ces classes si particulières. Ce qu'elle préfère, c'est "enseigner avec les plus petits", confie-t-elle entre deux bouchées. Même si la maîtresse n'oublie pas de se réserver des moments de coupure pour évacuer la fatigue. Dans quelques jours, elle et son mari partiront au Mexique. Elle prévoit de préparer les valises dans la soirée. "Là-bas, je ne penserai plus aux élèves", assure-t-elle.
Mais l'heure du repos n'est pas encore arrivée. "Il est 13h30, là il faut vraiment qu'on y aille", lance Virginie, pressée. Tout au long du déjeuner, elle n'a pas cessé de regarder le mur sur lequel sont accrochées différentes horloges. Après une heure top chrono à la maison, il est temps de retourner à l'école.
Avant de rentrer dans la classe, Virginie aide les élèves à compter ceux qui mangent à la cantine le jour même. (AURIANE GUERITHAULT / FRANCEINFO)
Une soirée à préparer la prochaine journée
Le temps : voilà ce qui manque le plus à Virginie pour boucler tout ce qu'elle a à faire dans cette classe de 21 élèves. En plus d'être la seule enseignante de l'école, elle porte aussi la casquette de directrice. Tous les matins, elle traverse d'ailleurs ce bureau pour entrer dans la classe. En réalité, elle s'y assied très peu. "Ça n'arrive presque jamais, mais il me sert à recevoir des parents quand c'est très grave. Sinon, ce bureau me sert à poser les classeurs quand je fais des photocopies mais c'est tout."
Un rythme qui oblige Virginie à rester généralement jusqu'à 18 heures pour finir de préparer le programme du lendemain. "Je le fais le soir car j'ai encore la journée en tête. Je rassemble tous les points sur lesquels il va falloir revenir", explique-t-elle. Elle inscrit sur chaque tableau la date du lendemain et la liste des exercices à faire dans la matinée en fonction des niveaux. Après le brouhaha de la journée, place au seul bruit de la craie crissant sur le tableau. Les derniers élèves sont encore dans la cour à attendre leurs parents pendant qu'elle finit de corriger des exercices de maths des CM2. "Je sais déjà que demain matin, il faudra revoir certains points sur les mesures. Je pensais que ça allait mais en fait non", réalise-t-elle.
Les élèves font la queue devant le bureau de Virginie pour faire corriger leurs exercices. (AURIANE GUERITHAULT / FRANCEINFO)
Malgré la présence et l'aide de Malorie, elle ne peut compter que sur elle pour faire face aux difficultés rencontrées par les élèves. "Dans une grande école, j'aurais demandé à un ou une collègue comment il ou elle a fait pour expliquer cette partie du programme, raconte-t-elle. Là, je vais devoir passer plus de temps, trouver une autre manière de l'expliquer. Ça prend du temps." Une façon de reconnaître, à demi-mot, que son isolement peut être difficile à vivre. Il lui faut parfois attendre une inspection de l'académie pour échanger, entre adultes, sur son travail.
C'est le seul moment où ma hiérarchie donne un avis sur ce que je fais.
Virginie Vulic
Face à cet isolement, l'entourage et le soutien des parents d'élèves et du maire lui sont essentiels. C'est d'ailleurs ce qui lui manquait dans sa précédente école, où les relations avec l'administration locale n'étaient pas si vertueuses. Ce jour-là, Max Raspail, le maire de la commune, passe une tête à l'école, entre deux rendez-vous. "A chaque fois que je demande quelque chose, il me l'accorde", décrit l'enseignante, qui vient d'obtenir un budget plus élevé pour organiser la classe découverte prévue en mai à Porquerolles. "Le jour où il n'y aura plus d'école, l'attractivité ne sera plus la même", justifie de son côté Max Raspail. Il a préféré faire "des économies sur autre chose" pour lui accorder une enveloppe supplémentaire de 700 euros.
Un tiers du budget pour ce voyage a été récolté via la vente de torchons customisés par les enfants. Cette initiative a été pilotée par les deux délégués des parents d'élèves, très actifs dans l'organisation de spectacles ou repas. Pour Virginie, cette proximité permet de "nouer des liens forts avec les parents, voire les grands-parents". Ce petit écosystème tente ainsi de colmater les aléas de la vie. Comment l'école tourne-t-elle si Virginie est malade ? "Je suis prioritaire sur les remplacements. Si je ne peux pas venir travailler, il y a forcément quelqu'un qui vient pour me remplacer." Une spécificité de l'école avec une classe unique en milieu rural isolé. "Dans les autres écoles, on répartirait les élèves dans les classes des autres professeurs. Là, je suis seule, le problème est vite résolu."
Problème : Virginie commence à réfléchir à son départ à la retraite. "Mon mari est plus âgé que moi alors il est en train de penser à ça aussi, explique-t-elle. Forcément, on en discute." Pour elle, la question se posera dans cinq ans. Elle a déjà réfléchi au moment où elle fera part de sa décision : il faudra qu'elle s'y prenne assez tôt dans l'année pour que l'école puisse trouver un ou une remplaçante à la rentrée suivante. "Tu partiras à la retraite quand je ne serai plus maire", espère l'élu du village, non sans humour. Elle partira avec ses années d'expérience et laissera la place à sa ou son successeur, qui devra s'acclimater à la charge de travail que représente ce type de classe. Max Raspail se souvient d'une jeune enseignante qui travaillait dans l'école avant Virginie et n'avait jamais eu à gérer de classe unique. "Elle ne s'en sortait pas, elle est partie", confie-t-il. Le prochain candidat qui s'installera à l'école de Blauvac a encore une poignée d'années pour faire ses armes.